mercredi 23 août 2017

Un graphiste en pull artisanal boit un cocktail de fruits, entre amis, à la terrasse d’un café ethnique.
On est diserts, cordiaux, on plaisante modérément, on ne fait ni trop de bruit ni trop de silence, on
se regarde en souriant, un peu béats: on est tellement civilisés. Plus tard, les uns iront biner la terre
d’un jardin de quartier tandis que les autres partiront faire de la poterie, du zen ou un film d’animation. On communie dans le juste sentiment de former une nouvelle humanité, la plus sage, la plus raffinée, la dernière. Et on a raison. Apple et la décroissance s’entendent curieusement sur la civilisation du futur. L’idée de retour à l’économie d’antan des uns est le brouillard opportun derrière
lequel s’avance l’idée de grand bond en avant technologique des autres. Car dans l’Histoire, les retours n’existent pas. L’exhortation à revenir au passé n’exprime jamais qu’une des formes de conscience de son temps, et rarement la moins moderne. La décroissance n’est pas par hasard la bannière des publicitaires dissidents du magazine Casseurs de pub. Les inventeurs de la croissance zéro – le club de Rome en 1972 – étaient eux-mêmes un groupe d’industriels et de fonctionnaires qui
s’appuyaient sur un rapport des cybernéticiens du MIT.
Cette convergence n’est pas fortuite. Elle s’inscrit dans la marche forcée pour trouver une relève à l’économie. Le capitalisme a désintégré à son profit tout ce qui subsistait de liens sociaux, il se
lance maintenant dans leur reconstruction à neuf sur ses propres bases. La sociabilité métropolitaine
actuelle en est l’incubatrice. De la même façon, il a ravagé les mondes naturels et se lance à présent
dans la folle idée de les reconstituer comme autant d’environnements contrôlés, dotés des capteurs
adéquats. À cette nouvelle humanité correspond une nouvelle économie, qui voudrait n’être plus une sphère séparée de l’existence mais son tissu, qui voudrait être la matière des rapports humains; une nouvelle définition du travail comme travail sur soi, et du Capital comme capital humain; une nouvelle idée de la production comme production de biens relationnels et de la consommation comme consommation de situations; et surtout une nouvelle idée de la valeur qui embrasserait toutes les qualités des êtres. Cette «bioéconomie» en gestation conçoit la planète comme un système fermé à gérer, et prétend poser les bases d’une science qui intégrerait tous les paramètres de la vie. Une telle science pourrait nous faire regretter un jour le bon temps des indices trompeurs où l’on prétendait mesurer le bonheur du peuple à la croissance du PIB, mais où au moins personne n’y croyait. 
« Revaloriser les aspects non économiques de la vie » est un mot d’ordre de la décroissance en même temps que le programme de réforme du Capital. Éco-villages, caméras de vidéosurveillance, spiritualité, biotechnologies et convivialité appartiennent au même «paradigme civilisationnel» en formation, celui de l’économie totale engendrée depuis la base. Sa matrice intellectuelle n’est autre que la cybernétique, la science des systèmes, c’est-à-dire de leur contrôle. Pour imposer définitivement l’économie, son éthique du travail et de l’avarice, il avait fallu au cours du XVIIe siècle interner et éliminer toute la faune des oisifs, des mendiants, des sorcières, des fous, des jouisseurs et autres pauvres sans aveu, toute une humanité qui démentait par sa seule existence l’ordre de l’intérêt et de la continence. La nouvelle économie ne s’imposera pas sans une semblable sélection des sujets et des zones aptes à la mutation.
Le chaos tant annoncé sera l’occasion de ce tri, ou notre victoire sur ce détestable projet.

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